La Fête Est Finie

La Fête Est Finie

La dame d'à côté

 

Quand on a emménagé, les gens s'arrêtaient, curieux, et nous demandaient : "Etes vous de la famille de la millionnaire ?". Nous avions rencontré, chez le notaire, les précédents propriétaires et ils nous avaient paru être de modeste condition.

 

Je renvoyais alors les gens vers la maison voisine. Notre maison est une néo-bretonne classique des années 70 du siècle précédent, mais la maison voisine est une énorme maison de style anglo-normand, comme on en construisait en bord de mer dans les années 30, et si elle a quelque peu perdu de sa superbe, elle reste une magnifique demeure cossue, qui ne demande qu'à retrouver son lustre d'antan.

 

Il s'est avéré que les vendeurs de notre modeste maison étaient bien millionnaires puisqu'ils n'ont pas gagné une fois au loto, mais deux (oui,oui, ça existe !), et que cette maison n'était qu'un placement immobilier parmi d'autres.

 

Cependant la maison voisine m'interpelle toujours. Son jardin n'est pas entretenu et bientôt les ronces se refermeront sur son histoire et ses habitants. Il n'y a plus que des chats qui y vadrouillent, de fort vieux chats, comme la maison, comme son habitante. On a toujours dû aimer les chats dans cette maison, puisque au faîte du toit, on a pris soin d'installer un gros chat noir en bronze, posé sur son postérieur, vigie inquiètante de la bâtisse. 

 

Il n'y entre et n'en sort personne, à notre connaissance.  Parfois une lumière reste allumée toute la nuit comme un signe ou un appel au secours, inquiétante de toute façon.

 

Dans le village, comme dans tout village qui se respecte, des bruits courent sur les gens, véhiculés par les bonnes langues de ceux qui ne balaient pas devant chez eux mais aiment à remarquer la poussière chez les autres.

 

Les seuls voisins qui nous adressent la parole, et la fleuriste aussi, que l'on a rencontré fortuitement pour la fête des mères, nous ont dressé le portrait de la dame d'à côté. Bien sûr, pas joli, joli, comme tout commérage qui se respecte. 

 

L'histoire commence aux origines de la maison. Un petit garçon y serait décédé. On ne m'en dévoile pas le lien avec la dame d'à côté, mais le détail (à l'époque il mourait beaucoup d'enfants) à son importance pour la suite.

 

La dame d'à côté et son époux avaient une fort belle situation à Paris. Ils étaient avocats. Ils venaient ici passer des vacances et ont dû voir le lotissement se construire tout autour de chez eux. Ils avaient des enfants, la maison vivait, plusieurs fois par an, à chaques vacances scolaires, s'ensoleillant par les fenêtres ouvertes, se réchauffant de feux de cheminée, se parfumant d'effluves culinaires, et se nourrissant de la joie de ses habitants. 

 

L'histoire ne dit pas s'ils ont été les premiers habitants de la maison, ou s'ils étaient parents avec les fondateurs des lieux. Sans doute que si, la région n'était pas si touristique à l'époque, et pour s'y faire construire une si belle maison, il fallait être breton. Je pense. 

 

Ils devaient avoir, pour l'époque, de belles voitures, de beaux habits, et avoir un style de vie très différent des gens du cru de ce petit village de pêcheurs et de maraichers. Ils ont sûrement attisé bien des jalousies.

 

Le temps a passé, le couple a pris sa retraite et décidé de finir leurs jours dans leur chère maison. 

 

Comme souvent, les enfants ayant grandi, ils passèrent leur vacances ailleurs, la dame commença à s'ennuyer  et se refermer sur elle-même, la vie parisienne lui manquait, ainsi que ses amies, et le mari racontait à qui voulait l'entendre que "LA MAISON NE LES ACCEPTAIT PAS".  Finalement, leur douce retraite tournait au cauchemar, la maison trop grande, trop vide, ou peut-être habitée encore, par les prédécesseurs, leur semblait hostile, pire, il leur semblait qu'elle les rejetait, qu'elle leur était hostile. 

 

Il tomba rapidement malade et mouru, laissant sa pauvre femme, seule dans cette immense maison froide, dont les murs lui rappelaient le lustre et le bonheur passé. Trop de solitude et sans doute trop d'hostilité des autochtones eurent raison d'elle, elle sombra dans l'alcool. La maison immense, vide, sinistre, et  demandant tellement d'entretien intérieur et extérieur. Trop pour une femme seule, fut-elle sans problèmes pécuniers. 

 

L'alcool, ce long suicide qui ne dit pas son nom, qui n'est rien d'autre qu'une façon non médicale de chercher à endormir son cerveau, à simuler une joie, à oublier....

 

Bien sûr dans le village on nous dit juste : "Votre voisine boit, c'est une alcoolique, elle vient encore de faire un séjour à l'hôpital, son aide ménagère se plaint de la trouver saoûle, elle laisse la fenêtre ouverte en plein hiver pour que les chats entrent et sortent........." Quand ils me racontent ça j'ai juste envie de leur dire : "QU'EST CE QUE ÇA PEUT VOUS FAIRE ?, Où étiez vous quand elle a perdu son mari ? Qui lui a tendu la main ? Qui a pris (qui prend) le temps d'aller la voir, juste pour causer ou surtout l'écouter ?" J'ai envie de leur dire "Si vous l'avez accueillie comme vous nous avez accueillis, je ne suis pas étonnée qu'elle ait choisi de boire pour oublier !"

 

La dame d'à côté est une très vieille dame, gentille. On lui a écrit un mot pour qu'elle fasse couper ses arbres, elle l'a fait immédiatement, on n'a pas osé aller la voir car on était en pleine crise sanitaire et les visites étaient interdites. 

 

On l'a aperçue une fois ou deux sur son perron, elle nous a fait un signe de la main, on lui a rendu le signe.

 

Penser à elle me rend triste. Savoir qu'il y a au bout de mon jardin quelqu'un qui va mal, sans que je ne fasse rien me chagrine. 

 

Elle n'a pas l'ivresse méchante ou bruyante, elle se détruit en silence, dans sa grande maison, je l'imagine errer de pièce en pièce, hagarde, à la recherche d'un peu de vie, d'un peu de bonheur, prisonnière de ses souvenirs et des esprits qui possèdent la maison plus qu'elle. 

 

Parfois je me dis : "Vas-y" Il suffirait d'entrer le portail est toujours grand ouvert, et de toquer à la fenêtre avec un grand sourire. Lui dire : "Je suis votre voisine, avez vous besoin de quelque chose ? On peut discuter si vous voulez. Votre maison est magnifique, j'aimerai la visiter..."  Et je l'apprivoiserai, et sa solitude ne serait plus qu'un mauvais souvenir, parce qu'enfin quelqu'un lui aurait tendu la main. 

 

Je ne sais pas si j'oserai un jour.

 

Mais je sais qu'un beau matin, il y aura plein de lumières et des camions rouges pour venir la chercher pour son ultime voyage, puis  des camions de déménagements viendront débarasser la demeure de ses souvenirs, puis des ouvriers viendront rajeunir la vieille maison, avant que ne s'installe une gentille famille aisée, qui viendra pour fuir Paris, fera construire une piscine, peut-être un court de tennis, mais... devra cohabiter avec les esprits chagrins de la maison, et le chat de bronze là-haut veillera à ce que tout soit ainsi qu'il en a la mission.

 

 

Type maison anglo-normande, à propos de Paris Maison de type anglo-normande,  environnement de Paris. Photo d'Eugène Atget (1857-1927). Rage sur papier  alluminé d'après un né sur verre au gélatino-bromure d'argent. Avant 1910.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



08/06/2022
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