Pauvres
On nous parle beaucoup des pauvres.
Ceux qui nous en parlent n'ont qu'une vision assez "romanesque" de la pauvreté. Je pense que tant qu'on n'a pas vécu dans sa chair la précarité engendrée par la pauvreté on ne peut pas comprendre.
La précarité, l'angoisse, la crainte.
Je ne sais pas si je peux dire que j'ai vraiment connu la pauvreté. Une "gêne certaine" oui. Suffisamment pour avoir peur.
Petite fille je me faisais du souci pour ma famille, je savais, j'entendais, la "gêne", le loyer, le garage, le boucher à payer... Ma grand-mère qui me racontait son enfance de pauvresse... J'avais peur. M'en est resté une tendance à garder "au cas où" à prévoir.
Je me souviens de ma mère qui revenait du boulot en transports en commun (Paris 8ème=>Chelles), trainant un lourd sac à roulettes en revenant de la "boucherie Bernard" de Pyramides car la viande y était bien moins chère et ça permettait d'en manger plus souvent. Je me souviens des vêtements élimés de mes parents, et même d'une fois où ma mère a duré quelques semaines avec du journal au fond de sa chaussure car elle avait un trou dans la semelle et même pas de sous pour le cordonnier.
Sur les pages FB de nostalgie des années 70/80 je vois souvent des objets, des vêtements qu'il n'y a jamais eu chez moi, on allait seulement à l'essentiel.
Je n'ai pas fait d'activités extra-scolaires (à part la danse que ma grand-mère m'offrait pour SE faire plaisir), on n'avait pas les moyens. Notre seul luxe était les livres (de poche).
Les vacances c'étaient dans la Vienne chez ma grand-mère et puis au camping en Bretagne. Un camping sans confort, sans piscine, sans club enfant, mais au milieu des dunes et face à la mer. C'était déjà privilégié non ?
Notre richesse était ailleurs. Cette "gêne certaine" nous a rendu riches de l'intérieur. Les enfants d'aujourd'hui n'ont plus de richesse intérieure, ils attendent d'être distraits, pris en charge, on leur fait vivre à 5 ans des trucs qu'on a vécu nous à 20 ans !
Il fallait aussi rester digne. Le fameux "paraitre-avoir l'air-passer pour" dont je vous ai déjà parlé. Gênés oui mais ça ne devait pas se voir, pas se savoir. Et surtout être bien élevés, autant que les gosses de riches.
A tel point que vers 12 ans j'ai demandé à aller apprendre les bonnes manières dans un "institut de jeunes filles". Je pensais que c'était la seule solution pour sortir de mon milieu. J'ai longtemps pensé, et souvent verbalisé à mes parents : "Je n'étais pas faite pour la médiocrité à laquelle cette famille me condamnait !" Les enfants sont sans pitié ! (j'avais un peu trop lu la comtesse de ségur, et la série des mallory school)
Je ne suis pas allée dans un institut de jeunes filles, ni même à l'école privée dont je rêvais, ni même au lycée à Paris. Mes parents cultivaient l'ouvriérisme et n'avaient aucune ambition pour leurs filles. C'était l'époque encore, dans mon milieu, où la réussite d'une fille tenait en l'homme qu'elle allait réussir à épouser.
Dans cette gêne certaine, on ne se levait pas le matin en se demandant ce que l'état allait faire pour nous, et on ne se victimisait pas. L'énergie était utilisée à être digne, à bosser, et à essayer d'avoir l'air (cela demande beaucoup d'énergie).
Je suis stupéfaite quand j'entends les témoignages des gens en précarité qui se victimisent, qui réclament, qui attendent qu'on leur donne, qu'on fasse pour eux, qui ne se prennent pas en charge et subissent en pleurnichant comme des calimeros !
La gêne certaine dans laquelle j'ai grandi, et que j'ai connue aussi quand j'ai décidé d'élever mes enfants au lieu de "faire carrière", m'a rendue forte, débrouillarde, inventive, réactive, résiliente. J'ai toujours maintenu le cap de ne rien attendre des autres, et surtout pas de l'état.
J'ai gardé une certaine peur de manquer, peur que ça recommence. Lorsque je vais être à la retraite l'année prochaine, ma pension dépassera à peine 800 euros (17 ans sans travailler ça fait mal). J'ai peur. Je ferai avec, je peux le faire. mais...
Et mon fils, avec qui je parlais des banques, m'a dit cette semaine : "J'ai peur de manquer"
La "gêne certaine" c'est donc héréditaire.
D'ailleurs, j'ai toujours vu dans les yeux des "riches" cette sureté, qui montre qu'ils n'ont pas cette crainte. Ils sont certains de toujours retomber sur leurs pieds. Nous non. La "classe moyenne" est dans une incertitude absolue, un fil de funanbule. Tout peut basculer et s'effondrer. Sans espoir de retour.
Je crois que même si je gagnais au loto aujourd'hui, je garderai au ventre cette angoisse. J'ai été trop longtemps "dans la gêne certaine" pour être vraiment insouciante un jour. On nait dans une caste, et on y reste dans sa tête au moins, jusqu'à sa mort.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 62 autres membres